Brutalisme, fascination et conservation

Rédaction
02/04/2019

Depuis quelques années, les publications consacrées au brutalisme se multiplient et bien d’autres sont encore à venir. Mais d’abord, qu’entend-on par brutalisme et le conçoit-on aujourd’hui comme il y a demi-siècle ?

Minoru Yamasaki : Pahlavi University (Shiraz University), Shiraz, Iran, 1960–1979. [©Hamidreza Bani 2017]
Minoru Yamasaki : Pahlavi University (Shiraz University), Shiraz, Iran, 1960–1979. [©Hamidreza Bani 2017]

Depuis quelques années, les publications consacrées au brutalisme se multiplient et bien d’autres sont encore à venir. Par-delà le simple effet de mode, un double mouvement se joue actuellement : tandis que la démolition de quelques édifices clés de cette tendance du modernisme pose le phénomène sur un plan patrimonial, la fascination qu’exerce le brutalisme va croissant et trahit une nette évolution du regard sur ces « monstres du béton ».

Mais d’abord, qu’entend-on par brutalisme et le conçoit-on aujourd’hui comme il y a demi-siècle ? Sachant qu’il n’est pas de conservation sans connaissance, les artisans du projet #SOSBRUTALISM ont pris le soin, dans le superbe ouvrage qui accompagne l’exposition présentée au DAM (Deutsches Architektur Museum) de Francfort en 2017-2018, de proposer plusieurs éclairages sur cette notion à la fois nomade et fourre-tout. En complément au catalogue sont d’ailleurs rassemblés les actes d’un symposium international tenu à Berlin en 2012, avec des contributions de Kenneth Frampton, Beatriz Colomina, Stanislas von Moos, Werner Oechslin et de plusieurs autres chercheurs, l’architecte Stephen Bates (agence Sergison Bates) évoquant pour finir l’actualité du brutalisme. Ces mises en perspective à différentes échelles montrent l’ampleur de la diffusion brutaliste, qui apparaît comme un style international paradoxalement ancré dans le territoire – certains le qualifient d’inter-régional –, ou encore comme une phase baroque du modernisme, suggère Oechslin. Théorisée par le critique britannique Reyner Banham en décembre 1955 dans The Architectural Review, puis en 1966 dans son ouvrage New Brutalism in Architecture : Ethic or aesthetic ?, la notion de brutalisme engendra d’abord un débat spécifiquement britannique, avec comme opposants à Banham le légendaire couple Alison et Peter Smithson, auteur de l’école secondaire de Hunstanton (1949-1954) – bâtiment désormais, culte comme l’était l’ensemble de logements londonien de Robin Hood Gardens (1972), démoli en août 2017.

Kallmann McKinnell & Knowles / Campbell, Aldrich & Nulty : Boston City Hall, Boston, Massachusetts, USA, 1962–1969. [©Bill Lebovic 1981]
Kallmann McKinnell & Knowles / Campbell, Aldrich & Nulty : Boston City Hall, Boston, Massachusetts, USA, 1962–1969. [©Bill Lebovic 1981]

Très vite cependant, la discussion se déploie en Allemagne, en Italie et aux États-Unis, tandis qu’en France émergent des réalisations de Le Corbusier où le béton brut de décoffrage devient un élément d’expression à part entière. Avec la Cité radieuse de Marseille (1947-1952), les maisons Jaoul à Neuilly (1951-1955), puis le couvent de la Tourette à Éveux-sur-l’Arbresle près de Lyon (1953-1960), Le Corbusier qui écrivait, dès 1923, « l’architecture, c’est, avec des matériaux bruts, établir des rapports émouvants[1] », opère un virage, qui déroute certains de ses admirateurs. Ce fut le cas du Britannique James Stirling, qui vit dans les maisons Jaoul une forme de régression, Ionel Schein considérant pour sa part que la « trop forte carnation du béton » de la maison du Brésil à la Cité universitaire (avec Lucio Costa, 1959) diminuait son « état de perfection[2] ».

L’aura de Le Corbusier mais aussi de Louis I. Kahn en Asie (Inde, Japon), les ravages de la Seconde Guerre mondiale, la banalisation du modernisme, le succès d’une terminologie… on n’a pas fini de dresser la liste des facteurs de diffusion du brutalisme, dont le critique allemand Jürgen Joedicke notait qu’il était une notion plutôt pratique pour décrire l’alternative à l’architecture minimaliste de Mies van der Rohe. Après less is moreet avant less is a bore, il y aurait eu raw is more ! Mais le béton est fragile et nombreux parmi les quelques 1 200 bâtiments répertoriés dans le monde sont menacés de dénaturation ou de démolition[3]. L’ouvrage SOS Brutalismen présente un dixième, répartis dans douze régions et cinq continents. Ici l’Asie tient tête à l’Europe (quatre régions chacune) et devance l’Amérique (deux régions) ; c’est dire que le brutalisme accompagne une dynamique des « modernités plurielles », dont Modern Africa[4]rendait récemment compte à l’échelle d’un continent. Le mouvement de redécouverte d’un modernisme alternativement ou simultanément rugueux, spectaculaire et hybride s’amplifie en effet à grande vitesse et participe ainsi d’une véritable mondialisation de l’histoire du modernisme.

Brigitte Parade / Christoph Parade: High School, Hückelhoven, Germany, 1963–1974. [©Christoph Parade c. 1974]
Brigitte Parade / Christoph Parade: High School, Hückelhoven, Germany, 1963–1974. [©Christoph Parade c. 1974]

Le contraste est saisissant avec la condamnation dont ce dernier, et sa version brutaliste au premier chef, avait fait l’objet pendant des décennies. Mis en balance avec un certain cynisme de l’accumulation des signes ou des sophistications postmodernes, l’innocence teintée d’héroïsme et de premier degré qui sourd du brutalisme semble véhiculer encore l’image d’un optimisme, parfois un peu naïf, certes, mais peut-être plus sincère que le verre fumé des tours dont se couvre aujourd’hui le monde. La photographie a de son côté joué un rôle important : en saisissant en noir en blanc les beautés du béton tout juste façonné, puis en révélant, en couleur, le pouvoir évocateur de ces monstres parfois en déshérence. Le succès de l’ouvrage de Frédéric Chaubin, CCCP. Cosmic Communist Constructions Photographed (Taschen, 2011) est d’ailleurs l’un des premiers signes tangibles de la fascination exercée par le corpus brutaliste. SOS Brutalismmarque lui aussi un tournant : l’ampleur de l’enquête engagée et, plus encore, des adhésions aux thèses de la préservation qu’il suppose traduisent une appropriation globale. Il faudra désormais beaucoup d’arguments pour justifier des démolitions généralement sans bénéfice.

Simon Texier


Brutalisme - SOS Brutalism

[1]Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, G. Crès et Cie, 1923, p. 121.

[2]Ionel Schein, Paris construit, 2eéd., Paris, Vincent, Fréal et Cie, 1970, p. 74.

[3]http://www.sosbrutalism.org

[4]Voir Archistorm, n° 82, janvier-février 2017, p. 92-95.